No Billag : la peste ou le choléra

Une question agite la minuscule Suisse et fait trembler les élites : faut-il supprimer la redevance qui finance (partiellement) les médias audiovisuels, comme le demande une initiative populaire ?

Avant juin 2015 et l’adoption de la nouvelle loi sur la radio et la télévision (LRTV), j’aurais répondu non sans hésiter. La question est plus compliquée aujourd’hui, dès lors que la LRTV généralise le subventionnement des médias audiovisuels à toute la population, niant de fait le droit à la différence de celles et ceux qui ont choisi de vivre sans TV et/ou sans radio.

Auditeur des radios publiques suisses et françaises, je m’acquitte depuis toujours du montant de cette redevance-là. Par contre, comme d’autres habitant-e-s de ce pays, je n’ai jamais eu de TV, ni consommé de programmes TV. Cette situation résulte d’un choix réfléchi et non du hasard : je n’ai pas de temps à perdre devant un écran qui, outre des programmes nettement plus « racoleurs » que ceux de la radio, déverse sur son audience des torrents de publicités commerciales, toutes plus débiles et irresponsable les unes que les autres.

Je ne vais pas remettre ici tous mes arguments contre la redevance généralisée.

Je considère toutefois inacceptable d’astreindre la population tout entière au subventionnement de produits commerciaux et aliénants tels que les séries TV, les émissions de divertissement, ainsi que le grand bazar des programmes « sportifs », fussent-ils réalisés dans le pays et disponibles en 4 langues nationales. La formation de l’opinion, si chère aux défenseurs du « service public audiovisuel », ne requiert en effet qu’information lucide et de qualité, ainsi qu’un éclairage culturel – un objectif difficile à atteindre dans un contexte dominé par la toute-puissance de la pensée unique néolibérale et le mythe suicidaire de la croissance infinie. A cet égard, la radio fait toutefois beaucoup  mieux que la télé et, tout bien considéré, suffit largement à la tâche – sans pub !

Lors du débat au Parlement en mars 2014, j’avais lancé une pétition sur Avaaz, contacté plusieurs parlementaires, ainsi que des partis politiques et la Fédération romande des consommateurs (FRC). Vous pouvez retrouver le lien vers la pétition, l’argumentaire, ainsi que divers documents, dans cet article.

Avant la votation populaire de juin 2015, j’avais à nouveau tenté de mobiliser en faveur du refus de la nouvelle LRTV. Cette deuxième démarche a été publiée ici.

A l’issue de ce scrutin, confrontées à un résultat très serré (50.1% de oui contre 49.9% de non), les autorités fédérales avaient promis de lancer un grand débat sur le « service public audiovisuel ». Projet louable, puisque la sauvegarde de ce prétendu « service public » représentait l’un de leurs principaux arguments en faveur de la modification de la LRTV.

Seulement voilà, cette discussion n’a eu lieu qu’au Parlement où, les forces en présence étant ce qu’elles sont, il ne fallait pas s’attendre à de grandes avancées en matière d’analyse des contenus et de leur pertinence dans le contexte de la construction des consciences citoyennes. Par ailleurs, le volumineux rapport du Conseil Fédéral qui a servi de base aux discussions se contente en gros d’énumérer les « atouts » de la SSR, chiffres à l’appui, de légitimer l’organisation actuelle des médias audiovisuels et de préconiser le développement de l’interface numérique pour aller récupérer les jeunes chez Facebook, WhatsApp et les autres et leur donner à bouffer du divertissement, du sport ainsi que de la pub « Made in Switzerland ».

Un débat au sein de la population, avec la participation d’acteurs de la société civile (associations, groupes citoyens, experts) et de professionnels de tous les médias, y compris la presse écrite (non gratuite), aurait été souhaitable.

Sous la pression de l’initiative « No Billag », les grands gourous de la télé obligatoire ont repris du service et abaissé le montant de la future redevance dans une jolie démarche marketing ciblant le citoyen-client. Ce qui ne change rien sur le fond : la redevance généralisée reste une taxe injuste, un impôt non fiscalisé qui affecte davantage les personnes à revenu modeste que les autres.

Pas un jour ne passe désormais sans que l’on nous promette mille et un enchantements à propos des médias audiovisuels. Ce 10 février, c’est Jean-Michel Cina, président de la SSR qui s’y est collé, promettant de « réformer la SSR, sans tabou ». Lisez l’article : je vous défie d’y trouver quoi que ce soit d’autre que l’habituelle langue de bois des élites, ce qui pour M. Cina se décline en « analyse des processus de production et des infrastructures », « transition numérique », « spécificité suisse » et gestion de la pub… Quel programme, sans tabou en effet ! On se réjouit d’avoir un dirigeant si perspicace à la tête de notre grande usine fédérale à fabriquer de la citoyenneté en conserve !

La « Charte des valeurs du service public audiovisuel romand » (disponible ici) affirme que les médias participants (RTS et acteurs privés régionaux) « s’engage[nt] à informer la population de façon honnête, impartiale et équilibrée, en respectant le pluralisme politique et en abordant en priorité ce qui est important pour la vie en société plutôt que ce qui est le plus rentable sur le plan publicitaire » (c’est moi qui souligne). Toutefois, à la lecture des programmes TV, on se rend bien compte que le contrat n’est pas respecté, en particulier pour ce qui concerne les heures de plus forte audience – et donc de plus gros revenus publicitaires. Car rares sont les émissions qui abordent les véritables enjeux de notre temps, tels que les déséquilibres entre le Nord et le Sud (pour faire court), le creusement des inégalités et l’aliénation numérique dans les pays à haut revenu (les nôtres) et, surtout, la question environnementale au sens large : changement climatique, pillage des ressources et hyperconsommation générant une empreinte écologique incompatible avec la finitude du monde¹.

CO2Les médias vivant de la redevance ne sont pas les seuls à se méprendre au sujet du « service public » et à bafouer le sens de la Charte ci-dessus. En effet, le site des opposants à l’initiative No Billag nous assène quelques arguments qui prêteraient à sourire si la survie de nos sociétés à long terme, l’habitabilité de la Terre, ainsi que les impératifs immédiats de solidarité, de justice et de coopération entre les peuples n’étaient pas remis en cause par les choix politiques et économiques d’élites préoccupées avant tout par des intérêts personnels et au garde-à-vous devant les lobbies.

Ainsi tente-t-on de nous acheter avec « La redevance garantit le rayonnement international de la Suisse » : quelle fierté, quand on connaît les performances nationales en matière d’empreinte écologique (voir ci-dessous, note 1), les effets catastrophiques de la place financière sur le climat, les agissements crapuleux de la plupart de nos chères multinationales (voir notamment les cas de Nestlé, Glencore et Novartis dans le rapport 2018 « Justice for people and planet » de Greenpeace), l’opacité des entreprises de négoce des matières premières, très implantées à Genève et Zoug (voir à ce propos Public Eye), mais aussi la persistance des inégalités salariales entre hommes et femmes, ainsi qu’un système de santé publique que nous ne pouvons plus nous payer et qui va dans le mur. Le rayonnement international de la Suisse : la frime et les paillettes, que voilà un thème prioritaire !

Bien sûr, on nous sert aussi l’habituelle logorrhée à propos du « sport », que je traduis par sport de compétition, lequel n’a pas grand chose à voir avec le vrai sport – celui que l’on pratique soi-même, pour le plaisir et la santé. « Le sport transcende les frontières cantonales et linguistiques dans le pays. Lorsque l’un de nos sportifs gagne, tout le monde se retrouve derrière lui », peut-on lire sous le titre « Pour le sport accessible à toutes et tous ». A croire qu’il faut une télé pour aimer le sport – et nos amis alémaniques ! Mais nous sommes nombreux à nous ficher totalement des performances physiques des mutants détenteurs du passeport à croix blanche et à considérer au mieux comme ridicule, au pire comme dangereux de se joindre au troupeau patriote hurlant.

A l’exception des disciplines encore confidentielles qui ont la chance de ne pas attirer les médias, le sport de compétition n’est en vérité qu’une industrie destinée à offrir du « temps de cerveau disponible » pour le matraquage publicitaire. En outre, l’actualité récente (dispute entre le TAS et le CIO à propos du dopage parmi les mutants russes) vient de nous rappeler encore une fois combien ces milieux sont pourris, gangrénés par le fric et les produits chimiques. Enfin, je crois que nos enfants ont mieux à faire que de rêver de gloire en écoutant les pauvres idioties prononcées par leurs stars préférées dans les micros des journalistes – dont on devine, pour les plus perspicaces, la honte silencieuse à l’heure de l’interview… A l’heure d’une nouvelle grande mascarade publicitaire, cette fois-ci en Corée, je me rappelle que j’ai déjà publié un article sur le sport de compétition – vous le retrouverez ici.

Tout ceci ne doit pas laisser croire que je soutiens l’initiative No Billag. Partisan d’une information de qualité produite en l’absence de tout conflit d’intérêt, je n’accorderai jamais ma confiance à une clique d’ultralibéraux dont le projet se résume à laisser le Marché gérer tous les aspects de la vie – une vie dans laquelle tout s’achète et tout se vend, une vie au service de l’argent, une vie de merde. Par conséquent, je ne voterai pas en faveur de ce texte.

Ni contre.

Je refuse une fois de plus de me laisser enfermer dans le « choix » entre le médiocre et le pire : je refuse de cautionner un paysage médiatique largement complice des pires égarements de nos sociétés gavées, en particulier sur son versant télévisuel, tout comme je refuse de suivre les fanatiques de la marchandisation de la vie – nos ennemis de toujours.

Bien sûr, je suis plus indulgent vis-à-vis de la radio, bien que la qualité des programmes soit aussi sur la pente descendante. Grâce à l’absence du filtre déformant de l’image, la radio reste néanmoins un média exigeant qui offre aux auditeurs un nombre respectable d’entretiens avec des invités lucides, intelligents et critiques. En outre, il n’y a pas de pub à la radio – un point absolument essentiel !

Toutefois, si l’on me dit que pour garder la radio, je dois aussi prendre la télé, alors, par attachement aux principes de la simplicité volontaire et de la décroissance, je préfère me passer des deux.

Pour ce qui concerne le nécessaire soutien à la création culturelle, je ne vois aucune raison de le conditionner au subventionnement obligatoire ainsi qu’à la diffusion de programmes stupides qui aliènent les enfants et reprogramment les adultes en machines à consommer. Il y a bien assez d’argent mal utilisé dans le budget actuel de la Confédération, par exemple du côté de l’armée, pour qu’on trouve des ressources en faveur d’une diversité artistique qui questionne nos sociétés et nous aide à prendre de la distance par rapport à des enjeux politiques et économiques souvent dévoyés.

Cet article plaide (maladroitement) pour une troisième voie, au milieu du vacarme soulevé par les dinosaures des deux faces de la pensée unique croissanciste. Voie minoritaire et inaudible, certes, mais qui existe – et est probablement la seule compatible avec tout ce que nous nous efforçons de ne pas regarder en face : l’impératif de gestion économe des ressources, la solidarité au niveau planétaire et le changement des comportements.

Je crie donc encore une fois :

Je ne confie à personne le mandat de me divertir, car je suis assez responsable pour organiser moi-même mes loisirs !

Je n’autorise personne à diffuser des messages publicitaires débiles dans mes espaces de vie et ne subventionnerai aucun média propageant ces injonctions à la surconsommation qui condamnent l’humanité et la planète !

Je n’ai pas demandé qu’on me serve des programmes « sportifs » qui ne m’intéressent pas, véhiculent des valeurs primaires autant que douteuses, font l’apologie de personnages qu’on découvre plus tard gavés de produits chimiques et ne sont destinés avant tout qu’à fournir du temps de cerveau disponible aux annonceurs !

Et je me demande quel(s) imbécile(s) a (ont) bien pu nous pondre des textes de loi dans lesquels on ose prétendre que le divertissement ainsi que les actualités « sportives » contribuent à la formation de l’opinion citoyenne…

Je regrette cette situation qui plonge de nombreuses personnes, parmi lesquelles je compte des amis, dans l’anxiété. Je regrette encore plus d’être et d’avoir été si souvent seul (ou presque) à me mobiliser pour défendre tant de causes citoyennes – et notamment le droit de ne pas subventionner des produits que l’on ne consomme pas, d’autant plus lorsque ceux-ci contribuent à fabriquer à la chaîne des individus qui, par confort, bêtise ou cupidité², condamnent les générations futures à vivre dans un monde dévasté.

Si nous ne nous étions pas tous agenouillés devant la télé obligatoire de Doris Leuthard et sa clique en 2015, si nous avions été capables d’exiger un véritable débat sur le « service public » en matière d’information, nous n’en serions pas là aujourd’hui.

 

¹ On rappellera à ce propos que l’empreinte écologique moyenne d’un habitant de ce pays équivaut à plus de 3 fois la biocapacité mondiale – autrement dit, il faudrait plus de 3 planètes Terre pour garantir à tous les humains le standard de vie des Suisses (source : Global Footprint Network).

² On ne peut en effet plus prétendre ignorer les conséquences de nos modes de vies irresponsables.

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